Croisades, les erreurs et les combines
JERUSALEM perdue, le Maître de Ridefort disparu, et avec lui sa désastreuse politique, un grand changement s’effectua sous la maîtrise de Robert de Sablé. Les Templiers firent à nouveau preuve d’une conduite irréprochable pendant toute la IIIe Croisade.
Du royaume de Jérusalem, il ne restait plus rien. Seule la Syrie résistait avec les villes de Tripoli et d’Antioche, la ville templière de Tortose et la forteresse des Hospitaliers de Margat.
Après la chute de Jérusalem et la bataille de Hattin, il fallut défendre la ville de Tyr et se procurer des défenseurs. Dix jours après l’enfer de Hattin, se produisit un événement assez inattendu. Le 14 juillet 1187, une escadre italienne – pisane ou génoise, on ne sait –, venant de Constantinople, passa sous la voûte du port de Tyr. À bord, un seigneur d’Occident : le marquis Conrad de Montferrat, oncle de Baudouin Y. Moitié allemand, moitié italien, il voulut, avant d’entreprendre quoi que ce soit, s’assurer des soldats. Il se fit rendre hommage, prêter serment et reconnaître pour seigneur. Remettant en valeur la défense de la presqu’île de Tyr, il prit la tête des Francs. Il usa si bien de ses qualités de chef de guerre que Saladin, lorsqu’il voulut assiéger la ville, ne put déployer son armée. Le marquis avait fait construire des batteries flottantes encerclant la presqu’île. Elles accueillirent les troupes musulmanes avec des tirs d’arbalète. Un combat naval s’engagea entre les galères égyptiennes envoyées par Saladin et les galères franques de Conrad. Après avoir essuyé un échec sur mer, le 30 décembre 1187, Saladin leva le siège dans la nuit du 1er janvier suivant.
C’est alors qu’apparut, à nouveau, Guy de Lusignan. Conrad lui ferma les portes de Tyr. Prisonnier des musulmans, sa lâcheté lui avait valu la liberté contre le serment de ne plus porter les armes contre Saladin. Pour marquer cette soumission, il arriva devant les murailles de Tyr, l’épée à l’arçon de sa selle : c’était son cheval qui était combattant, et non lui.
Gérard de Ridefort avait été, lui aussi, mis « en congé de captivité », dans les mêmes conditions. Mais son manque total de tact et de diplomatie, sa nullité stratégique se montrèrent une nouvelle fois. Il entra dans la forteresse de Tortose et encouragea les frères de la garnison à poursuivre la lutte. Saladin assiégea la ville. Les Francs et les Templiers se réfugièrent dans l’immense tour donjon. Elle résista à tous les assauts du Sultan qui leva le siège. Le Maître du Temple alla retrouver le faible et lâche Lusignan, aux prises avec les infidèles devant Acre. Était-il fatigué d’être traité de lâche ? Au moment où Gérard de Rideford le rencontra, il assaillait la ville avec une petite force chrétienne composée d’amis et des débris des Couvents du Temple et de l’Hôpital. Alors que l’armée du Sultan cernait cette petite troupe, le roi et ses chevaliers montrèrent un grand courage ; on se serait cru aux premiers temps des Croisades.
Le 26 août 1189, Guy, sans s’arrêter à Tyr, parvenait à Casai Humbert. Le lendemain, les Francs apparaissaient à leur tour devant Acre. L’appel à la croisade avait été entendu : Italiens, Allemands, Champenois, Bourguignons, Danois, Frisons, Bretons, etc… arrivaient en Terre Sainte. Le 1er octobre-1189, une bataille s’engagea. Le Maître du Temple fut tué, tandis que le roi tentait une sortie contre l’armée du Sultan et que le gros des troupes musulmanes, menacé par l’épidémie, reculait leur camp vers l’est.
La mort de Gérard de Ridefort ne paraît pas avoir été un grand malheur pour les Francs. Si l’on en croit la chronique du trouvère Ambroise, de nombreux soupçons pesaient sur le Maître. L’auteur semble les ignorer lorsqu’il déclare : « Et dans cette même affaire, fut tué le Maître du Peuple, celui qui dit cette bonne parole qu’il avait apprise à bonne école ; tous, couards et hardis, lui disaient lors de cette attaque : « Allez-vous en, Sire, allez ! » Il l’aurait pu s’il l’avait voulu. — « Ne plaise à Dieu, répondit-il, qu’on ne me revoie jamais ailleurs, et qu’on puisse reprocher au Temple que l’on m’est trouvé fuyant ! » Et il ne le fit pas et il y mourut, car trop de Turcs se jetèrent sur lui. » Remords ? Peut-être !
Selon les chroniqueurs arabes, le Maître du Temple ne mourut pas au combat. Prisonnier, il fut livré à Saladin qui le fit mettre à mort comme parjure. Cette mention des auteurs musulmans est un peu rapide. Si le Maître du Temple eut une stratégie et un comportement déplorables, il faut tout de même lui accorder une mort plus noble, malgré toutes les accusations portées contre lui, principalement celle d’avoir acheté sa vie par la reddition de Gaza. A cette occasion, les Templiers capitulèrent en 1188 et « auraient levé le doigt et crié la loi d’Allah ». Cela paraît absurde, étant donné que cette accusation fut portée contre d’autres croisés, surtout ceux que ne pouvait souffrir l’archevêque Guillaume de Tyr.
Cette accusation est d’autant plus déplorable qu’elle fut reprise par divers auteurs qui faussèrent complètement l’idée du Temple en ne recherchant pas la véracité des faits par des comparaisons avec d’autres chroniques ou textes.
Le successeur de Gérard de Ridefort fut élu au début de l’année suivante. Il prendra part à la Troisième Croisade et essayera de redonner au Temple sa renommée primitive. Le nouveau Maître n’était autre que Robert III, seigneur de Sablé. Marié deux fois, il avait un fils et deux filles.
Entré assez tardivement dans le Temple dont il était sûrement confrère, il prononça ses voeux à Acre, lors de l’arrivée des croisés. Ami de Richard Coeur de Lion, il se montra d’une grande vitalité et d’une très grande puissance de guerre. Administrateur et fin diplomate, il participa à la charte d’accord entre les Pisans et les croisés.
Malheureusement, le Couvent du Temple avait subi de grosses pertes. Décimée, depuis la maîtrise de Gérard de Ridefort, l’armée templière ne cessait de se renouveler, tout en gardant son esprit de corps. Les Templiers, quoi qu’on ait pu dire, se distinguèrent toujours par leur souci de défendre la foi. Au cours de la IIIe Croisade, ils firent preuve d’une discipline irréprochable et d’une discrétion telle que certaines chevaleries séculières ou religieuses les prendront pour modèles. Et il faut alors reconnaître qu’ils se rachetèrent largement des erreurs grossières commises sous la maîtrise de Gérard.
Amiral de la flotte anglaise à Messine, d’après l’acte avec les Pisans, Robert de Sablé attendait que les troupes françaises et anglaises soient au complet pour embarquer. Pendant ce temps, Robert et le duc de Bourgogne firent les démarches nécessaires à l’accord passé entre Richard Coeur de Lion et Tancrède, roi de Sicile, au sujet de la dot de la reine douairière, soeur du roi d’Angleterre.
L’ensemble des Croisés passa l’hiver en Sicile. Richard Coeur de Lion se trouva face à face avec Philippe-Auguste, dont l’animosité commençait à apparaître au grand jour. À la fin du mois de mars 1191, Philippe-Auguste mit le cap sur Acre, où il arriva le 20 avril. Richard, lui, débarqua le 7 juin suivant, après son expédition sur Chypre qu’il enleva à Isaac Comnène. Le roi anglais vendit l’île aux Templiers. Si cette conquête retarda la prise d’Acre, il faut reconnaître que, débarrassée de Byzance et gardée par les Templiers, l’île fut un tremplin plus favorable pour le ravitaillement des troupes franques.
Robert de Sablé dirigea et commanda les Templiers durant toute la campagne d’Acre. L’influence politique du Temple redevint importante et sa tenue militaire irréprochable. Les Templiers eurent l’occasion de remettre en honneur leur sens politique lors des discussions entre les rois de France et d’Angleterre qui, souvent, les faisaient participer à leurs grands litiges. En effet, l’Ordre possédait des biens importants dans les deux pays. Les trésoriers de Londres et de Paris devinrent, quelques années après la chute d’Acre, les conseillers particuliers des deux rois. À Paris, le frère Aymard fut le gardien du Trésor royal. Si le Temple de Paris étendait son influence dans le domaine royal, le Temple de Londres jouissait d’un grand prestige sur l’île entière. De plus, le roi était lié d’amitié avec le nouveau Maître. Mais Robert de Sablé fera preuve de beaucoup de tact et de doigté devant les affrontements royaux.

